Certains avaient qualifié la mesure de décision populiste dans le seul but d'améliorer l'image du pouvoir. L'histoire semble leur donner raison.
En effet, très peu parmi les jeunes qui pourront se faufiler à travers les nombreux écueils et terminer avec succès les études secondaires auront le droit d'accéder aux études supérieures. Surtout s'ils sont fils ou filles des modestes agriculteurs/ éleveurs, pêcheurs, ouvriers ou petits fonctionnaires. Les actes posés par le régime actuel semblent condamner l'enseignement supérieur public accessible à toutes les classes sociales à la disparition.
Des étudiants « clochardisés »
Le Burundi est parmi les dix pays les plus pauvres du monde, et le revenu annuel par tête d'habitant ne dépasse guère 240 dollars US. D'après la Banque Mondiale, près de 70% de la population vivent dans la grande pauvreté avec moins de 1 dollar par jour1. La réalité quotidienne est plus cruelle avec des hommes et femmes aux pieds nus, en guenilles, prenant à peine un maigre repas par jour.
Les étudiants de l'enseignement supérieur public au Burundi ne sont pas mieux lotis. Les étudiants externes ont une bourse d'études de 30 000 F burundais par mois, soit environ 20 dollars US (c'est nettement moins d'un dollar US par jour). Ils sont obligés de s'entasser à cinq ou six dans une chambrette sans eau courante, louée dans un des quartiers populaires de Bujumbura. Ceux qui bénéficient des œuvres universitaires, c'est-à-dire qui sont logés dans les campus et ont accès aux restaurants universitaires perçoivent 9000 F burundais, soit environ 6 dollars US par mois !
Et c'est la décision de supprimer progressivement cette petite aide versée aux étudiants qui est à l'origine de la crise actuelle de l'enseignement supérieur public au Burundi. Malgré sa modicité, cette bourse est indispensable pour la majorité des étudiants qui sont issus des familles majoritairement pauvres au Burundi. De surcroît, il n'existe aucun autre moyen de financer les études : le chômage est à son comble, et les crédits-études n'existent pas jusqu'à ce jour. Il est donc ahurissant d'entendre les autorités burundaises inviter nos jeunes compatriotes de se débrouiller comme leurs homologues états-uniens !
Y a-t-il trop d'étudiants au Burundi ?
Sauf si les dirigeants du CNDD-FDD ont un génie hors du commun, il n'existe pas de développement sans éducation et formation de sa population. Les pays qui investissent le plus dans le capital humain (pays nordiques par exemple) sont ceux qui ont un développement équitable et soutenu. Et même les Institutions de Bretton Woods avouent actuellement que cet investissement dans le capital humain est un préalable non négociable pour une quelconque croissance économique.
Aux Etats-Unis d'Amérique, l'on dénombre 6000 étudiants pour 100 000 habitants, en France ils sont 3500 pour 100 000 habitants et à Cuba nous avons 4000 étudiants pour 100 000 habitants.
En Afrique, le Sénégal compte 950 étudiants, le Gabon 605, l'Angola 919, le Cameroun 545 pour 100 000 habitants ; la moyenne africaine étant de 905 étudiants pour 100 000 habitants.
Le Burundi était encore très loin du compte en 2010 : 355 étudiants pour 100 000 habitants.
Si nous prenons l'exemple du Sénégal, pays sahélien, et qui n'est pas un pays producteur de pétrole, il compte 100 000 étudiants pour environ 13 millions d'habitants. Et plus de 70000 d'entre eux sont boursiers de l'Etat. Pourtant ce pays est parmi les pays les plus nantis en cadres hautement qualifiés en Afrique francophone. Il ne diminue pourtant pas les crédits alloués à l'éducation qui mobilise 40% du budget de l'Etat actuellement.
Le record mondial se dispute probablement entre la Suède et Cuba. La Suède comptait 304 200 étudiants pour 9,4 millions d'habitants en 2011, tandis que le Cuba totalisait plus de 47 universités avec un effectif de plus de 400 000 étudiants sur une population de 11 millions en 2012 !!
Ce n'est pas un hasard que ces deux nations sont les pays dont les Indices de Développement Humain (IDH) sont parmi les plus élevés dans le monde.
La privatisation à outrance de l'enseignement supérieur
L'éducation de la population est un devoir régalien de tout Etat, et la participation des promoteurs privés doit certes être encouragée mais encadrée. Il n'est un secret pour personne que les promoteurs privés (en dehors des confessions religieuses) sont des opérateurs économiques dont le premier but est d'engranger des profits.
Le pouvoir du CNDD-FDD semble de plus en plus démissionner de son obligation d'assurer un accès à l'enseignement supérieur à tous les jeunes, quel que soit leur milieu social. L'enseignement supérieur privé a débuté pendant les années de crise politique, au moment où l'essentiel des moyens financiers étaient engloutis par les problèmes de sécurité. Au lieu de se stabiliser avec le retour de la paix, il a plutôt prospéré sous le régime de Nkurunziza, devenant un grand business. D'après le rapport de l'OAG, « alors qu'en 2001, au moment de la création de la plupart des établissements privés, les effectifs du public sont treize fois plus élevés, avec respectivement 7468 et 542, en cinq ans ceux-ci se rapprochent et passent à 11184 à 9639, pour être au même niveau, une année après. A partir de 2009, les effectifs du privé dépassent ceux du public ».2
Evolution des étudiants dans le public et le privé.(Tableau tiré du rapport de l'OAG, août 2012)
Si l'on compare à quelques autres pays africains, les étudiants sont plus nombreux dans les établissements supérieurs publics que dans l'enseignement supérieur privé. Au Sénégal, 70% des étudiants sont dans l'enseignement public.
Dans les pays de la SADC, l'enseignement public concentre 49 à 80% des étudiants avec une moyenne de 60%.3
En France, l'on dénombrait 2 386 900 étudiants en 2012 dont seulement 436 100 dans l'enseignement supérieur privé, soit à peine 18% des effectifs.4 L'Etat français et les collectivités locales prennent en charge 90% des dépenses de l'éducation. Au Cuba, le système éducatif est entièrement subventionné par l'Etat. Les étudiants cubains à tous les niveaux peuvent fréquenter l'école gratuitement, et l'enseignement est de très haut niveau.
Certes, le triomphe actuel de l'ultralibéralisme pousse tous les pays au désengagement des Etats de l'enseignement supérieur. Mais les dirigeants actuels de notre pays semblent foncer la tête baissée vers le néant du savoir. Est-ce dans l'intérêt du peuple qu'ils sont sensés représenter ?
Une exclusion progressive de la majorité de la population de l'enseignement supérieur
La privatisation de l'enseignement supérieur n'a pas pour conséquences, la seule baisse importante du niveau de formation (8% seulement des professeurs sont des permanents, pas de laboratoires, pas de bibliothèques, etc. dans les établissements supérieurs privés) ; elle a surtout comme dégât collatéral l'exclusion des plus pauvres de l'enseignement supérieur. Il n'est pas superflu de rappeler qu'au Burundi, près de 70% vivent avec moins de 1dollar par jour. Le tableau ci-dessous est plus qu'éloquent quant à la gravité de l'évolution de la fracture intellectuelle entre les nantis et les pauvres.
Tableau reproduit dans le « Rapport d'évaluation technique de plan sectoriel de développement de l'éducation et de la formation 2012-2020 ».
Cette exclusion de la majorité de la population va s'accentuer avec la suppression progressive annoncée des modestes subsides versés jusque là aux étudiants de l'enseignement supérieur public. Que deviendront ces dizaines de milliers de bacheliers ?
L'éducation nationale en général et l'enseignement supérieur en particulier nécessite certes de profondes réformes. Il est temps par exemple de privilégier les études techniques et scientifiques et réduire la domination des filières littéraires. Mais cela ne devrait pas s'improviser. Dans d'autres pays tous les acteurs de l'éducation ont dû se retrouver autour d'une table pour réfléchir afin de dégager des solutions à cette question fondamentale pour l'avenir de toute nation. Mais le régime du CNDD-FDD est allergique à toute concertation et le risque est très grand de conduire le Burundi dans l'abîme.
En conclusion
Les dirigeants du régime CNDD-FDD savent les conséquences que le pays encourt en investissant dans l'ignorance. Mais leur égoïsme, leur incurie et leur manque de patriotisme conduisent au sabotage de l'éducation de notre jeunesse. Et c'est l'avenir de toute la nation qui est hypothéquée. L'espoir de sortir de la misère est complètement anéanti pour la majorité de la population. Et l'exclusion n'est pas seulement ethnique, religieuse ou basée sur le genre. L'exclusion peut aussi être sociale et les conséquences ne sont pas moins désastreuses.Le problème ne devrait pas être confiné entre le Ministre chargé de l'enseignement supérieur et les étudiants. Tous les patriotes devraient se mobiliser pour contraindre le pouvoir à surseoir aux mesures de suppression des bourses et à convier tous les acteurs de l'éducation à une réflexion profonde sur les problèmes qui minent ce secteur vital pour l'avenir de notre pays.
- Page Burundi du site de la Banque Mondiale
- Rapport de l'analyse du fonctionnement et di financement de l'enseignement supérieur privé au Burundi. OAG, Bujumbura Août 2012.
- Profil de l'enseignement supérieur en Afrique Australe, Kotecha P., Wilson-Strydom M et Fongwa SN SARUA, Johannesburg 2012.
- Repères et références statistiques, édition 2013 Cache.media.education.gouv.fr